III. LES DIEUX ET LA MYTHOLOGIE

1. LES DIEUX ET LA TRIPARTITION.

Nous précisons d’emblée que nous n’employons ici éventuellement le mot panthéon que par approximation, faute d’en connaître un qui soit mieux adapté à la désignation de l’ensemble des dieux celtiques. Un tel mot, en effet, ne devrait normalement s’appliquer qu’à la religion grecque, essentiellement polythéiste, alors que la tradition celtique tend au monothéisme : les dieux celtiques sont, chacun en ce qui le concerne, les divers aspects de la grande divinité suprême, hors classement et hors fonction parce qu’elle transcende toutes les classes et assume toutes les fonctions.

Cette réserve étant faite, la meilleure définition des dieux de la Gaule est donnée par César dans un court passage du De Bello Gallico. Il y explique que les Gaulois connaissent des dieux correspondant aux cinq fonctions représentées à Rome par :

 

MERCURE,

JUPITER,

MARS,

APOLLON,

MINERVE.

 

Mais il ne cite aucun théonyme indigène et nos contemporains le lui ont vivement reproché. S’il l’avait fait, pense-t-on, les comparaisons seraient beaucoup plus faciles. Nous saurions, entre autres, d’une manière irréfutable si le Lugus attesté par le nom de Lugu-dunum (Lyon) a été ou non un grand dieu assimilable au Lug irlandais. Nous saurions aussi si le Jupiter gaulois était, oui ou non, un *dago-devo-s (« dieu bon ») correspondant au Dagda d’Irlande ou si Mars s’appelait vraiment Ogmios.

Nous le saurions peut-être, mais irions-nous beaucoup plus loin ? Outre que la similitude parfaite des théonymes, si souhaitable qu’elle soit, est loin d’être indispensable, la preuve absolue n’est pas toujours atteinte par de tels moyens primaires. Le flamen de Rome, qui porte le même nom que le brahmane, n’a ni la même importance ni la même capacité religieuse.

Que le proconsul ait donc consacré quelques paragraphes à la religion et quelques lignes aux dieux, cela est déjà beaucoup. Il faudrait aussi, en tout premier lieu, se demander quels théonymes il aurait nommés : chaque divinité gauloise attestée a, dans tout son vaste domaine, plusieurs dizaines de surnoms, fonctionnels, locaux ou topiques qui, à notre époque, ne sont plus qu’une infime partie des possibilités théonymiques réelles des Gaulois, chaque divinité ayant eu sans doute, comme dans l’Inde, quelques dizaines de milliards de noms possibles. Même si on ne lui en a nommé que quelques-uns, César avait donc l’embarras du choix.

Aussi a-t-il eu raison de limiter à un simple canevas ce premier essai d’explication (qui n’est pas une interpretatio romana expresse). César n’avait au demeurant lui-même qu’une confiance limitée dans l’exactitude de ses définitions puisqu’il prend soin de préciser que les Celtes avaient sur les dieux, « presque » (fere) la même idée que les autres nations, c’est-à-dire, en bref, que leurs idées sur les dieux étaient, malgré quelques correspondances générales, différentes de celles des Romains. En cela, ajoute-t-il un peu plus loin, ils diffèrent des Germains qui n’ont de dieux que ceux qu’ils voient, c’est-à-dire Vulcain, le Soleil et la Lune.

Le système celtique, foncièrement irréductible à la comparaison classique immédiate, fait que l’interprétation romaine élémentaire est rarement utilisable. Mais César, s’adressant à des Romains, était dans l’obligation d’employer des expressions qu’ils étaient susceptibles de comprendre. Par exemple l’Apollon celtique porte en Gaule une bonne douzaine de surnoms et César nous dit qu’il « chasse les maladies » (Appollinem morbos depellere). Mais « Apollon » ne fait pas que cela et il existe en Irlande deux aspects de cette divinité :

 

– l’un, Diancecht, correspond à la définition de César ;

– l’autre, Mac Oc « fils jeune », est l’Apollon vu dans son aspect de jeunesse.

La divinité celtique est donc plus complexe que César ne le dit. Le Mars celtique a lui aussi deux visages :

– l’un est royal et clair avec Nodons /  Nuada en Grande-Bretagne et en Irlande ;

– l’autre est sombre et guerrier avec Ogmios en Gaule et Ogme en Irlande,

dualité qui ne sort pas du domaine de la deuxième fonction guerrière et rend vaines toutes les théories différentes émises sur la nature de la divinité gauloise. César a coupé court aux difficultés en ne proposant qu’un simple schéma et l’on a rarement compris que ce schéma était le seul possible car il nous montre que ce n’est pas au théonyme mais à la fonction qu’il faut d’abord prêter attention. Certaines divinités « rares », du genre d’Esus, [C]ernunnos, Smertrios, s’expliqueront ainsi.

À cette condition on retrouve la structure d’une religion élaborée. Les Gaulois d’époque romaine ont souvent hésité entre Jupiter et Mars, entre Mars et Mercure, entre Mercure et Hercule parce que le dieu qu’ils voulaient honorer officiellement présentait des analogies avec toutes ces divinités étrangères. Mais ce serait dénaturer les faits que de vouloir s’en tenir ou en venir, à cause de compromis de ce genre, pour l’époque gallo-romaine, à des divinités « mixtes » qui procéderaient des deux nationalités, celtique et romaine. Le Jupiter gallo-romain, pour être nommé Taranis et pour être muni de sa roue, est encore et toujours un Jupiter. Aucune inscription accompagnant un monument ne le nomme Taranis. L’assimilation va constamment dans le sens latin et romain, un peu à la manière des traits de bilinguisme qui, pour l’ensemble d’une population, témoignent d’un état transitoire. Les dieux gallo-romains, s’ils ne sont pas des divinités romaines dépaysées dans un monde autre que le leur et qui ont pris, pour un temps, quelques traits de mœurs locales, sont des dieux celtiques fortement romanisés, mais inaptes à la romanisation pleine et entière. La situation est, toutes proportions gardées, comparable à celle qui devait faire plus tard l’originalité du christianisme celtique, résumant, par ses traits curieux l’inadaptation des Celtes insulaires aux structures administratives de l’Église et qui n’était certes pas le fait d’une volonté délibérée.

Pourvu qu’on soit parfaitement informé des conditions requises pour le faire, on a le droit de comparer le schéma de César et de ses cinq grandes fonctions théologiques avec la description irlandaise des dieux des Túatha Dé Dánann. Les noms sont différents – ce qui était attendu – de ce qu’on trouve en Gaule, hormis dans le cas d’Ogmios / Ogme (Mars), mais les fonctions sont rigoureusement identiques :

 

MERCURE :

Selon César, c’est le plus grand dieu des Gaulois, inventeur de tous les arts (inventor omnium artium), protecteur des marchands et des voyageurs. Son correspondant irlandais est Lug Samildanach (« Polytechnicien » et non pas « Multiple Artisan » comme on l’a compris faussement, l’artisanat n’étant qu’une faible partie des techniques). Il possède en effet les capacités de tous les autres dieux ainsi que le montre le récit irlandais du Cath Maighe Tuireadh ou « Bataille de Mag Tured ». Lug est donc hors classe, au dehors et au-dessus du panthéon, ce qui suffit à expliquer le pluriel Lugoves dans une inscription gallo-romaine d’Avenches (Suisse) et le datif pluriel Lugovibus dans deux autres inscriptions, à Osma en Espagne Tarraconnaise et à Bonn. Les Lug (us) sont « tous les dieux » exprimés en un seul théonyme. Lug est cependant aussi et surtout un dieu lumineux qui, à bien des égards, rappelle Apollon. Le nom n’est pas attesté en Gaule à l’état simple mais on le trouve dans quelques anthroponymes du type Luguselva « celle qui appartient à Lug » et, surtout, dans le toponyme théophore Lugudunum « ville de Lug (us) », dont on connaît une quinzaine d’exemplaires. La grande extension du culte de Mercure en Gaule, sensible par les toponymes, les inscriptions et les monuments figurés, corrobore l’assertion de César. Gardons-nous surtout de croire que sa théologie était simple : le Lug irlandais possède des traits « odhiniques » marqués qui le rapprochent à certains égards de l’aspect sombre des divinités guerrières germaniques. Ce n’est pas un dieu paisible, de ceux que les hommes fréquentent facilement ou implorent sans motif grave. Toutefois cet aspect sombre n’est pas primordial : Lug est avant tout solaire et lumineux. Il n’est pas davantage, comme on l’a écrit à tort, « luciférien », manifestant par cette qualité supposée l’existence d’une tradition déviée. La tradition celtique qu’il représente est assez archaïque pour ne pas être hors du bon chemin. Il n’est pas toujours facile de le retrouver à travers ses divers surnoms quand ces derniers ne lui sont pas expressément appliqués. C’est ainsi que l’Irlandais Manannan a toutes les chances d’être un surnom de Lug mais les deux seuls indices que nous ayons de cette identité sont le rôle de Manannan dans le récit de la naissance du roi Mongán et la fonction artisanale de son correspondant gallois Manawyddan dans le Mabinogi de Manawyddan mab Lyr.

 

JUPITER :

 

César lui attribue l’empire du ciel (imperium cœlestium tenere) Son correspondant irlandais est le Dagda, le « dieu bon » ou dieu-druide qui a trois attributs remarquables et un quatrième, tout aussi remarquable, mais qui ne lui est pas attribué directement :

– le chaudron d’abondance ou prototype préchrétien du Graal médiéval (quiconque se présente y trouve sa nourriture à satiété ; le chaudron est aussi un instrument de résurrection dans lequel on jette les morts et d’où ils ressortent bien vivants) ;

– la massue, arme terrible qui tue les hommes par un bout (en ce monde) et les ressuscite par l’autre (dans l’Autre Monde) : la trace qu’elle laisse sur le sol est un sillon si profond qu’il peut servir de frontière entre deux provinces ;

– la harpe enfin, qui contient toutes les mélodies de tous les instruments possibles et dont le Dagda tire les trois airs classiques de la musique irlandaise : l’air du sommeil (toute bonne musique endort ceux qui l’entendent), l’air du rire et l’air de la tristesse.

– la roue dont le détenteur est un « avatar » du Dagda, le druide aveugle Mog Ruith (« serviteur de la roue »). C’est la roue cosmique de l’apocalypse irlandaise : « sourd sera celui qui l’entendra, aveugle celui qui la regardera et mort celui sur qui elle tombera ».

 

Le Dagda est aussi le père de la « Minerve » irlandaise, Brigit, et de l’« Apollon » celtique dans son aspect de jeunesse, Oengus (« Choix Unique ») ou Mac Oc (« Fils Jeune »), né au soir du jour (long de neuf mois) où il a été engendré et qui, le Dagda étant le dieu de l’Éternité qui, pour engendrer son fils, avait arrêté le cours du soleil, symbolise le Temps.

Il n’existe pas en Gaule de personnage divin aussi fortement caractérisé (faute, sans nul doute, de document en dénotant la réalité) mais on compare ordinairement au Jupiter romain Taranis, dont l’attribut principal est la roue. Or, la roue de Taranis, représentation de la roue cosmique, est aussi, comme nous venons de le voir, l’attribut du druide mythique irlandais Mog Ruith. Et si la foudre ne s’y rencontre pas, du moins avons-nous dans le théonyme gaulois le nom du « tonnerre » (gallois et breton tarann). La massue du Dagda se reconnaît encore dans le maillet du Sucellus gaulois (« Bon Frappeur ») dont le nom est sans équivalence irlandaise mais que l’on retrouve en plein XIXe siècle dans le mell benniget (« maillet béni ») du folklore breton, qui, posé sur le front du mourant, facilitait son passage dans l’Autre Monde.

Nommé aussi Eochaid Ollathir (« Eochaid Père Puissant ») ou Ruadh Rofhessa (« Rouge de la Science Parfaite »), le Dagda est un dieu primordial, dieu de la science, de l’amitié et des contrats (qu’il viole allègrement). Il est aussi et enfin, étant dieu de l’Éternité, le dieu maître du temps chronologique et atmosphérique et, à ce titre il est le maître des éléments, air, eau, terre et feu.

 

MARS :

 

César lui attribue très normalement la fonction guerrière (Martem bella regere) et il a deux correspondants insulaires :

 

– Au niveau royal :

Nuada, roi des Túatha Dé Dánann irlandais : il ne combat pas en personne mais selon l’adage « on ne gagne pas de bataille sans roi » (ni gebthar cath cen ríg). Le roi représente, en tant que « moteur immobile » l’aspect régulateur et calme de la fonction guerrière. Dans le récit de la « Bataille de Mag Tured » il est raconté que Nuada perd le bras droit dans la bataille contre les Fir Bolg et que la mutilation, disqualifiante, oblige les chefs des Túatha Dé Dánann à élire un intérimaire, presque un usurpateur, parmi les Fomoire. Cet intérimaire, Bres, règne jusqu’au jour où sa trop grande avarice et son oppression trop lourde font éclater le scandale. Un poète le satirise et il doit faire restitution de la souveraineté. Muni de la prothèse d’un bras d’argent, Nuada reprend la royauté. Son attribut est le « Glaive de Lumière » mais sa fonction est celle du « distributeur » et du garant de la prospérité du pays. Sa mutilation devient alors surqualifiante. Son nom est issu d’un thème *nod-, retrouvé dans un Mars Nodons (au datif Nodenti ou Nodonti) brittonique attesté au IVe siècle de notre ère dans les inscriptions d’un temple à Lydney Park, près de l’embouchure de la Severn.

– Au niveau guerrier :

Ogme, champion des Túatha Dé Dánann, retrouvé exceptionnellement en Gaule dans Ogmios, le dieu aux liens, homologue du dieu védique Varuna. Un écrivain grec, Lucien de Samosate, en a donné une description unique en son genre : l’Ogmios qu’il décrit ne recoupe pas cependant la typologie de Mars mais celle d’Hercule. Or, dans la mythologie classique Hercule (Héraklès) n’est pas un dieu mais un demi-dieu et, effectivement, un « champion » tel que l’entendaient les Irlandais. Cette différence explique toutes les erreurs qui ont été commises au sujet du Mars gaulois, tant par les anciens que par les modernes. Le nom même d’Ogmios ne semble pas celtique mais grec ou transposé du grec (Oyuos « chemin »). Ogmios est donc le chef des morts, le « conducteur », celui dont on ne pouvait pas prononcer le nom (ce qui explique l’adaptation grecque), prototype lointain de la danse macabre médiévale et équivalent du « Mercure » de César dans son rôle de guide des voyageurs et de protecteur des marchands (le « grand diable d’argent » du moyen-âge). C’est à Ogmios dans son aspect de Mars Mullo (« aux tas (de butin) ») que les Gaulois vouaient les armes, offensives (lances, épées, javelots) et défensives (casques, boucliers, armures) de l’ennemi vaincu, soit sous la forme de monceaux que l’on abandonnait sur le champ de bataille, soit sous la forme d’offrandes rituellement détruites dans un sanctuaire du genre de celui de Gournay-sur-Aronde (Oise). Ogmios / Ogme est la partie « sombre » de la grande divinité souveraine dont le Dagda est, en Irlande, la partie « claire ». L’Irlande lui attribue l’invention de l’écriture magique que sont les ogam et, comme Lucien de Samosate, la maîtrise de l’éloquence. Quelques récits le nomment Elcmar (« Envieux » ou « Grand Méchant »), personnage doué de magie mais pusillanime et peureux, ce qui correspond au symbolisme guerrier et rappelle quelques traits de l’Arès grec.

Ogme est le dieu de la guerre mais il ne la fait pas lui-même ; il la commande et la surveille, ce qui explique que l’activité guerrière, grande consommatrice d’énergie, soit le propre du héros non souverain (en Irlande Cúchulainn) et que la fonction guerrière soit scindée en deux niveaux :

 

– celui du champion, actif mais non agissant ;

 

– celui du roi, inactif en ce sens qu’il ne combat pas lui-même, mais « agissant », parce que sa présence suffit à garantir le succès (« régulateur » de toute la société, y compris la « troisième fonction », le roi est, au contraire du champion, dispensateur d’énergie).

 

APOLLON :

 

César ne cite que l’Apollon médecin. Comme dans le cas de « Mars » la correspondance insulaire est double :

 

– Dans la fonction de médecin :

Diancecht et ses trois enfants, deux fils, Miach (« Boisseau ») et Octriuil, et une fille Airmed (« Mesure »). Diancecht (« Prise Rapide ») est l’auteur de la prothèse qui donne au roi Nuada l’usage d’un bras d’argent (d’où le surnom de ce dernier, Airgetlám, « au Bras d’Argent ») mais, d’après le récit de la Bataille de Mag Tured, Miach remplace cette prothèse par une greffe et le dieu-médecin, jaloux, tue son fils. Toujours d’après le même récit les quatre « druides », réunis autour de la Fontaine de Santé dans laquelle ils ont jeté des herbes médicinales, rendent à la vie les guerriers morts des Túatha Dé Dánann qui y sont plongés. Diancecht est aussi, dans les généalogies mythiques, le grand-père du dieu suprême Lug.

– En qualité de dieu de la jeunesse :

Oengus (« Choix Unique ») ou Mac Oc (« Fils Jeune »), engendré et né en un seul jour (long de neuf mois) des amours « adultères » du Dagda et de Boand (*Bo Vinda « Vache Blanche », la Boyne), femme d’Elcmar, frère du Dagda et autre nom d’Ogme. Oengus est célèbre dans la mythologie irlandaise pour avoir enlevé par ruse au Dagda son palais merveilleux du Brug na Boinne (« l’Auberge de la Boyne ») : le jeune dieu l’avait demandé en prêt pour une nuit et un jour mais ce laps de temps est un symbole de l’éternité et le transfert de propriété a été définitif. Oengus est encore le héros d’un récit archaïque, Aislinge Oengusso (« le Rêve d’Oengus »), qui éclaire la conception du temps dans le monde celtique.

Les problèmes posés par « Mercure » et « Mars » sont cependant assez complexes dans leur ensemble car ces deux divinités partagent dans le domaine celtique continental de nombreux traits apolliniens. Un dieu guerrier de Carinthie, Mars Latobius, est ainsi représenté sous les traits d’un jeune homme par une statue de bronze découverte au Magdalensberg (près de Klagenfurt en Carinthie). Or la statue est de facture grecque et l’inscription votive est celle d’un Mars.

 

MINERVE :

 

La correspondante irlandaise immédiate de la « Minerve » gauloise est Brigit, fille du Dagda, mère des arts (et des « artistes », aes dána qui sont tous les gens détenteurs d’un savoir manuel ou intellectuel) et des dieux primordiaux (c’est-à-dire les quatre divinités masculines de la présente liste) : c’est d’elle que se réclament les filid ou poètes irlandais et elle est dite mère des poètes, des forgerons et des médecins. Son nom n’est mentionné que très brièvement dans les textes mythologiques car le personnage a été entièrement christianisé. Mais les textes hagiographiques ne contiennent eux-mêmes que très peu d’indications, excepté le fait révélateur que sainte Brigite a été le plus souvent mise sur pied d’égalité avec la Vierge Marie. Son nom est attesté sur le continent par l’une des plus anciennes couches de toponymes celtiques en brig- (Brigantia > Bregenz). Elle porte aussi les surnoms de Belisama (« la Très Brillante ») ou, au pluriel, de Suleviœ (sul- « soleil » dans toutes les langues celtiques, sauf en irlandais où sud signifie « œil »). Mais les représentations plastiques de Minerve en Gaule romaine ne doivent pas automatiquement être appelées « Brigit » : nul ne peut deviner le nom celtique d’une figuration anépigraphe.

Le trait caractéristique de cette grande divinité féminine celtique est d’être unique en regard des quatre divinités masculines. L’opposition est la même que celle des Pandavas hindous qui, à eux cinq, n’ont qu’une seule épouse, Draupadi. C’est la raison pour laquelle les Celtes n’ont pas eu de divinités correspondantes à Junon, Diane et Venus. Brigit est à la fois la fille du grand dieu des druides, la mère des dieux primordiaux (dont le Dagda !), l’épouse et la sœur de tous. Cette généalogie divine, transposée ou traduite en termes accessibles à l’intelligence humaine est évidemment absurde, mais les dieux étant immortels la généalogie n’est qu’un moyen de les situer les uns par rapport aux autres. Précisons aussi et enfin, pour dissiper une confusion qui a été faite, que chez César, Mercure, inventeur de tous les arts, n’est pas un doublet de Minerve qui enseigne les rudiments des techniques.

La comparaison insulaire permet la correction immédiate : le Lug irlandais utilise des « arts » (c’est-à-dire des métiers, manuels ou intellectuels) dont Brigit est l’initiatrice en sa qualité de mère des poètes, des forgerons et des médecins. Car les initiations guerrière et artisanale sont féminines, seule l’initiation sacerdotale est masculine. En Irlande même c’est toujours Brigit que nous trouvons sous les noms différents et très variés de Boand, Etain, Eithne (variante aspirée à partir du génitif d’Etain, Etaine), Tailtiu (la « Terre »), ou même Eriu, Banba, Fotla, noms divers (et usuels) de l’Irlande, selon l’aspect du mythe considéré. Sous le nom de Mórrígan (« Grande Reine »), déesse de la guerre, elle est l’épouse du Dagda. Mais qu’elle soit mère, fille, épouse ou sœur, l’accumulation des contradictions ou impossibilités illustre très exactement sa définition théologique. On n’est pas surpris, après la christianisation de l’Irlande, que sainte Brigite soit presque l’égale de saint Patrick et que son folklore, le 1er février, soit très important, en contradiction avec l’extrême maigreur des documents relatifs à la fête préchrétienne d’Imbolc.

Voyons maintenant les quelques difficultés de cette description schématique. Soient les correspondances ci-dessus rapidement résumées :

 

MERCURE

LUG

Dieu multifonctionnel

JUPITER

DAGDA

Dieu-druide

MARS

NUADA

OGME

Dieu-roi

Guerrier et magicien

APOLLON

DIANCECHT

MAC OC

Dieu-médecin

Dieu de la jeunesse

MINERVE

BRIGIT

Divinité féminine unique

 

Il s’agit de déterminer les fonctions de ces grandes entités dans les trois catégories fonctionnelles indo-européennes :

 

– première fonction sacerdotale,

– deuxième fonction guerrière,

– troisième fonction artisanale et productrice.

 

Mercure / Lug transcende toutes les classes et assume toutes les fonctions. Il est par conséquent « hors classe », étant à lui seul « tous » les dieux. Son cas est clair et il n’y a pas à y revenir.

Jupiter / Dagda exerce la première fonction et surveille la première classe sacerdotale.

Mars / Ogme (Nuada) exerce la deuxième fonction et surveille la deuxième classe guerrière.

Ces trois divinités ou groupes de divinités, solidaires et complémentaires, constituent ce que nous nommerons, d’un terme inadéquat – ne serait-ce que parce qu’il provient du bas-latin superanus « supérieur » – mais il n’y en a pas d’autre, les dieux souverains des Celtes. Ils exercent conjointement la souveraineté qui est l’alliance de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel (voir infra, Conclusion)

La première difficulté classificatoire surgit avec Minerve / Brigit qu’il est bien évidemment impossible de ranger dans la troisième classe artisanale et productrice, même en sachant qu’elle est la mère ou la patronne des artisans (elle est aussi celle des poètes et des médecins (qui sont des druides), puisqu’elle est l’épouse, la mère, la sœur ou la fille de chacun des dieux souverains et qu’elle est, elle-même, l’allégorie ou la personnification – en tant que « reine » – de la Souveraineté. Mais l’archaïsme irlandais résout le problème : Brigit (Boand, Eithne, Etain, Eriu, etc.) est l’aspect féminin de la Souveraineté sacerdotale et guerrière et c’est à ce titre que, comme le Dagda, elle « surveille » la troisième fonction dont les prêtres et les guerriers ont besoin pour leur subsistance. C’est pour cette simple raison aussi que l’initiation guerrière est accordée par des reines qui, comme les druides primordiaux, résident au nord, en Ecosse.

La deuxième difficulté classificatoire est que César a omis de nommer les artisans correspondant aux Irlandais Goibniu (forgeron), Luchta (charpentier), Credne (bronzier). Mais il est clair que, ne trouvant pas de divinité responsable de toute la troisième fonction des artisans et des agriculteurs-éleveurs, il a transféré implicitement la responsabilité de toutes les techniques à Minerve. Il ne s’ensuit pas que cette dernière soit elle-même de « troisième fonction ».

La troisième difficulté classificatoire, qui n’est pas la moindre, concerne Apollon / Diancecht (Mac Oc). Quelle fonction lui assigner ou lui confier ? Ce n’est certainement pas non plus la troisième car la médecine est de rang druidique et les druides qui la pratiquent ne cessent pas d’être druides pour autant. La médecine se définit en effet aux trois niveaux fonctionnels :

 

– sacerdotal avec la médecine incantatoire ;

– guerrier avec la médecine sanglante ou chirurgie ;

– artisanal avec la médecine des plantes.

 

En outre le Mac Oc, dieu de la jeunesse, est fils du Dagda. La solution, encore une fois, est relativement simple : César circonscrit et définit des champs de compétence fonctionnelle en se servant de théonymes latins. Ses définitions sont claires mais il ne les classe pas, et pour cause, dans une tripartition indo-européenne dont il ignorait à la fois l’existence et le principe. Sans que nous ayons à attribuer à Diancecht la surveillance d’une première fonction sacerdotale qui n’est pas son rôle, nous ne pouvons lui refuser la qualité sacerdotale du druide-médecin. Il fait ce que font tous les druides spécialisés.

On remarquera aussi, à propos du forgeron, haut personnage de la société celtique, que le dieu métallurgiste fabrique aussi bien les ustensiles du sacrifice, les armes des guerriers que les outils de l’agriculteur. En fait, l’examen fait ressortir que, dans le monde celtique au moins, la « troisième » fonction n’existe que par rapport aux deux autres. Elle est tout ce qu’elles ne sont pas et cela rejoint l’archaïsme du Manavadharmashastra qui, en dehors de la production des biens matériels permettant la subsistance, assigne pour principal devoir aux Vaishyas ou détenteurs de la richesse matérielle d’honorer, respecter, vénérer et nourrir la classe sacerdotale des brahmanes et la classe guerrière des kshatriyas.

On voit, en conclusion, que les difficultés sont mineures et que l’essentiel est acquis. La Gaule offre de son côté une foule de théonymes qui tous, à des titres divers, se rangent dans la classification à cinq termes proposée avec raison par César. Quand le classement est délicat ou impossible, c’est immanquablement parce que notre information est insuffisante. C’est aussi le plus souvent parce que la distinction entre classe et fonction n’est pas respectée. Cette distinction est cependant très simple : tous les dieux sont de première classe sacerdotale parce qu’ils sont des dieux. En cette qualité ils surveillent, patronnent des fonctions dans la mesure où ils ont leur mot à dire dans les affaires humaines, parce qu’elles ont besoin d’être gouvernées. Le monde des dieux, étant parfait par définition, ne nécessite aucun gouvernement ni aucune surveillance de fonction.

Une autre difficulté, mineure quant au fond, doit être évoquée en annexe à ce qui précède : les cognomina gaulois vont souvent, en interprétation d’époque romaine, d’une divinité à l’autre :

 

– Iovantucarus (« qui aime la jeunesse ») oscille entre Mars et Mercure ;

– Virotutis (« chef, homme du peuple ») est un surnom d’Apollon mais la forme -tutis est un aspect plus récent de la racine touta- qui est attestée encore dans Toutiorix, surnom d’Apollon et, sous sa forme normale, dans Toutatis, surnom de Mars (qu’il faut se garder d’expliquer par « dieu national » ou, comme l’avait suggéré Vendryes, par une haplologie de *touto-tatis « père de la tribu », ce pour quoi il aurait plutôt fallu un Jupiter équivalent du Dagda Ollathir).

 

Ces fluctuations recoupent indirectement les définitions de César car elles s’expliquent par l’impossibilité, pour les dévots de l’époque romaine, de ramener les divinités celtiques aux normes classiques. Cette impossibilité s’étend évidemment aux érudits modernes et contemporains. Il n’est pas du tout certain, par exemple, que la triade de Lucain, dans la Pharsale, Esus-Taranis-Teutates, qui a fait l’objet de tant de commentaires érudits, ait été correctement interprétée. Si elle n’est pas – et elle ne semble pas être – un groupement dû au choix d’un auteur latin en quête d’insolite ou d’exotique, elle doit s’analyser en premier par le sens des théonymes :

 

ESUS

« Optimus »,

TEUTATES

« (chef) du peuple »,

TARANIS

« foudre, tonnerre ».

 

Ce sont trois surnoms de Jupiter (Dagda) et la triade, dans ces conditions, reste ce qu’elle est, non pas un « triplement d’intensité » mais, beaucoup plus simplement, l’expression de la multiplicité dans l’unité. Elle rend compte, sur un autre plan, de la pluralité infinie des dénominations divines, tout comme les Lugoves dont il a été question plus haut (voir chapitre premier, II, 4). Mais on peut estimer aussi qu’elle est tri-fonctionnelle et exprime une réalité à la fois divine et sociale :

 

– Esus étant le « meilleur » est dans ce cas le strict équivalent gaulois du Jupiter Optimus Maximus et c’est, pour ainsi dire, l’aspect le plus « sacerdotal » de Jupiter.

– Teutates évoque, quant à lui, beaucoup moins la guerre que la touta, autrement dit ce que César nommait en Gaule la civitas.

– Taranis, par son nom, évoque l’aspect « terrible » ou « terrifiant » de Jupiter. Il pourrait passer pour la partie militaire de la souveraineté.

 

Nous aurions alors la traduction gauloise tardive, d’époque si ce n’est d’inspiration romaine, de la triade capitoline associant sous la protection du dieu suprême tout le corps social (Taranis représentant les milites gaulois et Teutates les quirites).

Les classifications divines, dont on constate la précision, étaient donc aussi très souples. Nous ferons bientôt la même remarque sur la société humaine. On ne constate nullement, chez les Celtes le glissement fonctionnel des Germains qui ont attribué dans leur panthéon la souveraineté suprême au dieu guerrier. Entre le « contrat » et la « guerre » la Souveraineté divine et humaine est bien équilibrée : les traits guerriers du Dagda, sans être négligeables, ne sont pas les principaux et si Lug peut tout, en droit et en fait, il ne se substitue jamais à l’un de ses subordonnés. Chef des dieux, il n’intervient dans la Bataille de Mag Tured que pour accomplir l’acte décisif : paralyser par sa magie l’armée des Fomoire et abattre, d’un coup de pierre de fronde, le géant Balor, son propre grand-père, ce que lui seul était capable de faire.

2. DIEUX, HÉROS ET GUERRIERS.

Il serait difficile de parler de demi-dieux au même sens que dans la mythologie grecque. Du reste, en Irlande, dès qu’il s’agit de personnages d’une certaine dimension, légendaires ou pseudo-historiques, tout se passe sur le plan du mythe et la distinction entre l’humain et le divin perd de son intérêt puisque la tradition celtique ne s’intéresse guère aux hommes « ordinaires ». Les héros ne sont pas des dieux car ils n’ont aucune place dans le panthéon et la légende assigne, en général, une chronologie relative à leur existence, avec une enfance, une jeunesse, une vie bien remplie et une mort héroïque et violente.

Mais les héros ne sont pas non plus des hommes ordinaires puisqu’ils ont accès à l’Autre Monde et que le moindre de leurs exploits est hors de la portée d’un être humain. Une autre distinction entre le « dieu » et le « héros » se situe au niveau fonctionnel. Sa qualité guerrière active l’empêche de prendre une part quelconque à l’exercice de la souveraineté (les relations de Cúchulainn et de la Mórrígan, déesse de la guerre et aussi déesse souveraine, sont difficiles et tumultueuses, marquées par l’hostilité constante du héros et ponctuées de quelques traîtrises de la déesse). Il n’appartient au héros que de réaliser concrètement l’exploit militaire. En outre Cúchulainn, à la fois archétype et prototype, est seul de son envergure dans toute la légende irlandaise, les autres guerriers n’étant que ses inférieurs et ses imitateurs. Ce n’est pas un hasard si quelques auteurs grecs font d’Héraklès le héros fondateur de la Gaule.

On ne prétendra donc pas que Cúchulainn est un dieu : c’est un héros guerrier qui meurt debout, face à l’ennemi. Mais il est fils de Lug. Sa naissance s’est faite en trois fois et sa conception a eu lieu dans l’Autre Monde. Tout se passe à l’inverse de la Grèce, non pas comme si les dieux descendaient sur terre engendrer des demi-dieux en aimant d’heureuses mortelles, mais au contraire comme si une fraction appréciable de la société humaine, sacerdotale, royale et militaire, avait brusquement été transplantée à l’étage des dieux et de leurs possibilités.

Avec une seule différence de durée et de dimension il y a une correspondance très étroite, une ressemblance indiscutable entre ce monde-ci et l’autre. Le cycle d’Ulster qui est, avec le cycle mythologique, notre première source de renseignements, a une forte teinture mythologique : les personnages humains transposés dans le mythe se conduisent comme des dieux dont ils ont, d’une manière générale, la typologie et la fonction.

Le monde mythique des Celtes est fait d’inlassables répétitions que ne masquent pas complètement des changements de dénomination : le Dagda se répète un peu dans le roi Conchobar et le druide Mog Ruith obtient l’initiation suprême en arrêtant, comme le Dagda, le cours du soleil (ce qui lui vaut la cécité surqualifiante). Cúchulainn est fils de Lug, mais dans son premier nom, Setanta (le « cheminant »), il a quelque chose d’Ogme en tant que « conducteur ». Ogme lui-même est prolongé par le « châtré » et rusé Celtchar, détenteur de la lance magique et mortelle qui accompagne le chaudron du Dagda. Le druide-médecin Fingen est, comme Diancecht, un merveilleux guérisseur : en observant la fumée sortant du toit d’une maison il sait de quelles maladies ses habitants sont atteints ; quand le roi Conchobar est mortellement blessé à la tête d’une pierre de fronde, il le sauve par une habile trépanation.

A l’occasion une fonction ou une personnalité divine se fragmente, s’émiette en une trinité ou une infinité de personnages qui, pour les besoins de la cause, deviennent frères et sœurs : il y a trois reines Medb, mais la reine Medb, souveraine du Connaught, a parfois cinq sœurs. Le Dagda a deux frères, Manannan et Midir ; l’un est le dieu de l’Autre Monde, l’autre semble avoir été un souverain, juge des « enfers » et, selon tel ou tel récit, la même aventure est passée au compte de l’un ou de l’autre des trois frères. Il y a plusieurs déesses éponymes de l’Irlande (autant que l’île a de noms) et toutes ont la même histoire. L’Irlande possède à la vérité une multitude de noms mythiques ou symboliques et ses personnages sont fréquemment triples comme les dieux : trois Macha, trois Mórrígan, trois Bodb, trois éponymes de l’Irlande, le nombre trois étant, dans sa pluralité, l’un des symboles de la parfaite unité divine. De là vient que la typologie des dieux est, chez les Celtes, d’apparence si complexe.

3. LA COHÉRENCE DE LA MYTHOLOGIE CELTIQUE.

En général, quand il est question des Celtes et de leur mythologie dans un ouvrage contemporain, on manque rarement d’insister sur le pittoresque coloré, presque exotique, de la littérature qui l’exprime. Et il est exact que tout cela est, en un certain sens, prétexte à rêve et à dépaysement. Les personnages sont hauts en couleur, d’une psychologie rudimentaire mais aux caractères particulièrement bien typés. Les traits sont frappants et solidement dessinés, les mobiles des actions sont élémentaires, aisément compréhensibles. Le style d’un récit est rarement difficile ; le vocabulaire est toujours simple. Et si la morale n’est pas toujours sauve, le mensonge et l’hypocrisie, ces deux tares de nos civilisations techniquement évoluées, sont deux raretés extraordinaires, aussi exceptionnelles que le vol. Le code de l’honneur est toujours très strict, très raide même. Nous pensons à Finn qui, au cours d’un festin, après qu’un convive a dérobé un œuf dans un plat, déclare en substance à celui qui l’a invité : « Vous pouvez tout consommer : je ne mange jamais les restes d’un vol. »

C’est ainsi que l’on trace le portrait du bon sauvage insulaire, assez intelligent et assez sain pour être regardé avec une condescendante sympathie par les civilisés. Et si on n’en est plus tout à fait, sauf peut-être dans quelques milieux littéraires français, à Mac Pherson et quelques autres pour les traductions de textes et l’interprétation des thèmes littéraires celtiques, la mythologie, elle, est toujours considérée comme un providentiel chaos dont chacun extrait, à l’aventure, quelques lambeaux qui l’intéressent. Quant aux Gaulois et à leur devenir posthume, quelques bandes dessinées, parfois un roman pseudo-historique, suffisent à entretenir l’image d’Épinal et l’illusion que nous avons tout appris de leurs pensées les plus secrètes.

Dans ce qui précède nous n’avons pu présenter que quelques fragments en vue d’une première synthèse. Mais il faut affirmer avec force la cohérence de la mythologie celtique, même de celle, passée au crible de la christianisation, que l’Irlande nous a transmise. De l’origine des dieux, les Túatha Dé Dánann, à celle des Goidels, de l’organisation de l’Irlande, du Déluge à l’arrivée de saint Patrick ; de l’existence de la classe sacerdotale à celle de la royauté traditionnelle de Tara, tout se tient, tout est rationnellement explicable, tout est cohérent, tout a une raison d’être. Le Lebor Gabála ou « Livre des Conquêtes », loin d’être le gigantesque fatras qu’y a vu son éditeur, A. Macalister, ou le « fleuve bourbeux » qui traverse toute l’histoire d’Irlande comme le pensait J. Vendryes, est, malgré la compilation biblique, un énorme réservoir de mythologie pure cependant que les récits des cycles mythologique et épique s’ordonnent autour de deux grands axes :

 

– L’ÉTIOLOGIE : la création du monde et la naissance ou l’arrivée des dieux et des hommes, puis l’apocalypse de la fin du cycle.

– LA QUERELLE DE SOUVERAINETÉ : entre les Túatha Dé Dánann et leurs prédécesseurs d’abord, entre les dieux et les hommes ensuite, entre les dieux de l’Irlande préchrétienne enfin et le Christ-Roi, représenté, presque « personnifié » (à la mode irlandaise) par saint Patrick et ses premiers successeurs.

 

Ajoutons à cela le presque indestructible et massif édifice des lois d’Irlande, que personne ou presque en France, n’a lues depuis d’Arbois de Jubainville, il y a cent ans et plus ; ajoutons-y encore la solidité à toute épreuve de la tripartition fonctionnelle, idéologie religieuse et traditionnelle, implicite et efficace dans tous les rouages et à tous les niveaux de la société celtique, insulaire et continentale et nous aurons résumé l’essentiel de ce qui fait l’intérêt de la tradition celtique, souvent si mal comprise de ceux-là mêmes qui devraient être les premiers à l’étudier.

Dans cette luxuriance de faits et de personnages, en bref, tout s’ordonne dès que l’on a saisi le fil directeur d’une qualité et d’une fonction, d’une classe et d’une typologie, d’un thème, d’un schème ou d’un théologème. Somme toute les premiers artisans de l’évangélisation de l’Irlande nous ont transmis ou fait transmettre, à longue distance dans le temps, l’essentiel de la tradition préchrétienne et il faut leur en être reconnaissant. En échange ou en récompense de ce service inappréciable – dont la science universitaire contemporaine ne les a encore jamais crédités – nous ne leur reprocherons pas de ne pas avoir mis Lug assez en évidence : Cúchulainn ou Conchobar étaient plus près de leur cœur et les moines irlandais du haut-moyen-âge, pas plus que ceux du XVe siècle ou les générations d’érudits qui leur ont succédé, n’étaient pas, dans leur sincérité chrétienne, suspects de paganisme et d’hérésie.